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Charles-Victor de Bonstetten

Voyage sur la scène des six derniers livres de l'Enéide, suivi de quelques observations sur le Latium moderne I

Genève 1804, excerpts




Image: Wikimedia.

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Tout ce pays de Latinus et des Rutules est aujourd'hui si pauvre et si désert, que le pain qu'on y trouve vient de Rome. Dans la saison brûlante du mauvais air, trois femmes gardent, comme un corps mort, l'affreuse ville d'Ostie, la capitale du désert, et il est à parier que sur trois hommes que l'on rencontre sur cette côte, deux au moins sont fugitifs pour cause d'assassinat. La peste seule vient habiter ces déserts pendant les grandes chaleurs de l'été; en hiver la pluie les inonde quelquefois et il n'y a qu'un moment au printems pour y aller avec des provisions de bouche, et des recommandations pour quelque prêtre, afin de ne pas être pris pour un voleur.

Telle est aujourd'hui cette vallée du Tibre, autrefois si superbe que Pline assure que ca fleuve se voyoit orné de plus de palais, qu'il n'y en avoit dans le reste du monde; telle est cette Ostie de quatre-vingt mille habitans, placée tout à côté de la ville de Port-Trajan, où les richesses de l'univers arrivoient de partout; et ces deux villes n'étoient qu'un fauxbourg de Rome! La magnifique côte de Laurente se trouve aujourd'hui comme tachetée de collines souvent entourées d'arbres fruitiers; ce sont les ruines d'autant de maisons de campagnes, qui, contiguës en quelques endroits, formoient comme autant de villes. Plus loin, près d'Antium, la terre ne suffisant plus à ces maîtres du monde, on voit dans le fond de la mer, le long du rivage, des palais si parfaitement conservés dans leurs fondemens, que l'on semble avoir dessiné sous les eaux des plans d'architecture, tandis que la terre, aujourd'hui couverte de sable, laisse partout entrevoir d'autres ruines de ces immenses palais.

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Le beau rivage de Laurente, entre Ardée et le Tibre, a été formé par les alluvions de ce fleuve et de la mer. Ce pays parfaitement uni, s'allonge dans la largeur moyenne d'une petite lieue entre le rivage de la mer et une suite de collines volcaniques. Sur ce sol fertile, illustré par Pline le jeune, et surtout par Virgile, vous trouvez près d'Ostie, dans une des courbures du fleuve, le camp d'Enée; à une petite lieue de là, au pied des collines, non loin de ce qui reste encore du marais d'Ostie, la ville de Laurente; à deux lieues plus loin, sur un plateau élevé, la ville de Lavinie; et à deux autres lieues encore plus au sud, l'antique Ardée, bâtie sur une pelouse unie, supportée par des rochers taillés à pic par l'art et la nature.

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Au-delà des ruines du pont della Refolta, on passe une colline, c'est la seule montée sensible depuis Rome. J'arrive sur le sommet de la petite montagne: tout-à-coup je vois devant moi Ostie, plus loin la mer resplendissante de lumière, à ma gauche le rivage de Laurentum, à ma droite le fleuve qui s'étoit souvent dérobé à mes regards, près d'Ostie un lac, tout autour un désert inculte et quelquefois marécageux.

Haec fontis stagna Numici, hunc Thybrim fluvium.

De l'autre côté du Tibre on dîstinguoit encore les marais salans d'Ancus Martius, aujourd'hui fort avant dans les terres.

A Rome les siècles sont entassés sur les siècles. Les décombres de Rome dévastée par les Gaulois couvrent l'ancien sol humide dont Ovide a dit:

Ubi nunc fora sunt, udae tenuere paludes,

et la Rome des Césars repose à son tour sous tous les débris du moyen âge, recouverts eux-mêmes par les ruines des temps plus modernes.

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Je reviens à mon voyage. Je descendis la colline; à un quart de lieue de là, une haie de bois sec formoit la vaste enceinte d'une espèce de forêt, appelée Macchie. Or rien de plus singulier que ces macchies, qui ne sont ni selva forêt, ni bosco bois. Ces macchies sont le résultat de la plus mauvaise police, ce sont des arbres, des arbrisseaux, des buissons coupes, taillés, brisés à toutes les hauteurs, et la hache du charbonnier y est toujours en combat avec la nature la plus féconde, qui, partout où l'on cesse de la tourmenter, s'élance et reprend ses droits et sa beauté. Cette forêt, en un mot, c'est l'image de la nation Italienne, que l'on tourmente sans cesse, et qui, à chaque occasion favorable, semble dépasser toutes les nations.

La porte de bois de la forêt s'ouvre; nous entrons. Je vois à ma gauche une cabane de joncs enfumée, à demi-pourrie, et près de là, un couple affreux aux corps livides et prodigieusement enflés, que le vent qui soulevoit quelques haillons, mettoit presqu'à nud. La face maigre, d'oeil enfoncé, les dents blanches, le teint de la famine et de la mort, en faisoient des spectres hideux. La voiture alloit assez vite, et ces tristes ombres restoient aussi immobiles derrière moi, que mes regards sans cesse fixés sur eux. Tout-à-coup j'entends à côté de moi des cris perçans, c'étoient ceux d'une mère mourante de faim, tenant dans ses bras un enfant livide. Voyant la voiture prête à disparoître, elle demandoit la charité en poussant des hurlemens et des cris de désespoir: je lui jetai quelque argent. Ces scènes d'horreurs n'étoient pas nouvelles pour moi.

Rien de plus affreux que cette vaste étendue de broussailles sur un sol infect et marécageux, où des troupeaux sauvages, à demi-cachés dans les épines, s'avançoient de tout côté comme pour se défendre contre un objet nouveau. Ces grands corps grisâtres à longues cornes ne mugissoient point, mais de leurs larges naseaux ils souffloient sur moi. J'apperçus près d'eux des ossemens blancs d'animaux qui avoient péri dans le désert. - L'épine blanche fleurissoit partout, et ne rappeloit le printems que pour faire sentir, que, dans les régions de la mort, il n'y a jamais qu'une saison, celle de la douleur. Le croassement universel des grenouilles remplaçoit partout le chant des oiseaux dans ces régions infernales.

Nous roulions sur un pavé antique si parfaitement conservé, que, par réflexion, l'on étoit effrayé de l'absence de la vie; l'image de la mort sembloit s'y présenter sous une forme nouvelle.

J'étois si ému à la vue de tant de misère que j'avois oublié Virgile, Enée, et Laurente qui étoit à ma gauche au de là du marais. Une fouille récente de ruines attira mes regards; d'ouvriers il n'en étoit pas question, car excepté les malheureux que je venois de quitter, je n'avois rencontré personne, et j'avoue que je redoutois plus l'aspect des hommes que celui des troupeaux sauvages. Une inscription de marbre étoit près de la fouille, c'étoit les ruines d'une villa; près de là on voyoit à fleur de terre un aqueduc dans des buissons; des tuyaux de chaleur tirés en quantité de ces ruines, et entassés sur la terre, fixèrent mes regards. Ces tuyaux me rappeloient la campagne de Pline, qui n'est pas loin de là.

Nous atteignîmes bientôt un pont antique très long et très bas, sur lequel nous traversames le marais devenu lac; au delà de ce pont étoit la ville d'Ostie.

Ostia, signifie embouchure: l'ancienne Ostie, fondée par Ancus Martius, étoit près de la mer, dans l'angle formé par la mer et le Tibre. Cette colonie, le pyrée de Rome, eut toutes les destinées de la ville mère, elle grandit, s'embellit, et tomba avec elle. Le nombre de ses habitans s'étoit accru jusqu'à quatre-vingt-mille. Près d'Ostie le fleuve se divise à Capo di Ramé, et ses deux bras forment l'ile sacrée d'Apollon, aujourd'hui Isola sacra. L'embouchure de la gauche du fleuve, apparemment la plus ancienne, s'étant un peu ensablée, l'Empereur Claude, puis Trajan bâtirent un port et une ville sur le bras droit du Tibre, qui coule dans un lit plus droit et de moitié moins large que le fleuve gauche; cette seconde ville appelée Port de Trajan, étoit encore une ville magnifique. La rive du Tibre, entre Rome et la mer, étoit couverte de jardins et de villas, qui dominaient partout sur ces collines, et, tantôt s'approchoient et tantôt s'éloignoient du fleuve; mais le rivage de la mer, plus recherché à cause de la douceur de son climat, étoit bordé de maisons de campagne plus magnifiques encore, où les Romains les plus riches venoient jouir de mille manières du spectacle de la mer, alors peuplée des vaisseaux de toutes les nations connues. D'Ostie à Antium, il y a environ douze lieues d'une côte unie, un peu sablonneuse, mais fertile. Pline, qui avoit sa maison de campagne à Laurente, nous peint ce long rivage comme bordé de maisons de plaisance, qui en quelques endroits se touchoient, et présentoient le magnifique tableau d'une seule ville, placée le long de la mer.

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J'étois curieux de voir enfin la capitale du désert; j'entre par une grande porte, je l'avois à peine passée, que j'étois à l'autre bout de la ville; quatre ou cinq maisons sans fenêtres, placées vis-à-vis de deux tours à demi-écroulées, entourent une petite place, au milieu de laquelle est une petite église, assez laide, dédiée à Ste. Monique, mère de St. Augustin. Ce tas de maisons étoit comme emboîté dans des murs élevés, mais tombans. Quelques soldats pâles et affamés, employés à la garde de cent trente prisonniers invisibles, et quelques misérables cabaretiers, qui vivent du pain et du vin apporté de Rome, qu'ils vendent aux prisonniers, composent toute la population d'Ostie. L'on n'entendoit dans la ville que le cliquetis des chaînes, le hurlement du vent et le croassement universel des habitans du marais; de tems en tems des hirondelles de mer jetans des cris lugubres sur ces régions de douleur, avertissoient du voisinage du fleuve et de la mer. En été, les prisonniers sont transférés ailleurs, et trois femmes gardent la ville.

J'avois une lettre pour l'archiprêtre logé dans une maison qui appartient au Cardinal Albani; il nous céda sa chambre. Nous trouvâmes du poisson à acheter; l'archiprêtre qui vit seul dans sa maison, et qui n'avoit rien à nous donner, eut la bonté de l'apprêter lui-même. Il ne voulut jamais recevoir aucun argent, ni pour son lit, ni pour ses peines. Dans ces affreux déserts, nous avons trouvé chez le peu d'habitans, qui y vivent encore, une hospitalité, un désintéressement, et des bontés, pareilles à celles que l'on trouve quelquefois dans les lieux les plus écartés des Alpes. Ne semble-t-il pas qu'à mesure que l'homme s'isole il devient meilleur? Ou, seroit-ce que l'homme devenu un objet de curiosité pour l'homme, lui devient, par-là même, un objet agréable?

Je sortis dans l'intention d'aller voir le château et les prisonniers, mais la fièvre des prisons régnoit dans les cavernes empestées des deux tours. Chose presque incroyable; mais vraie, je tiens le fait du curé, la fièvre des prisons apportée depuis peu par les galériens de Civita-Vecchia, concentrée dans l'air infect des prisons où naguères il n'y avoit qu'une fenêtre, (il y en a deux aujourd'hui,) activée par le méphitisme du marais qui baigne les murs du château, avoit acquis une telle putridité, que trois prisonniers envoyés le matin à l'ouvrage, furent enterrés le soir du même jour! J'en vis un porté par ses camarades, qui étoit sorti le matin, et dont le prêtre n'osoit suivre le corps, de peur d'en être empesté. A un grand quart de lieue d'Ostie il y a une église dans le marais; dans cette église, dédiée à St. Sébastien, est un creux profond où l'on jette les morts comme dans un puits. Cette Eglise quoiqu'à un quart de lieue d'Ostie, placée dans une vaste plaine sans arbres et sans abri, toujours balayée par le vent, exhaloit neanmoins une odeur si fétide, que, quoique logés à l'autre côté de la ville, nous n'osions pas ouvrir la fenêtre du côté de l'église empestée. Pour achever le tableau d'Ostie, comme j'étois sur la petite place de la ville, un coup de fusil abattit près de moi un chien enragé qui avoit mordu tous ceux de la ville. Je conseillois de tuer sur le champ tous les chiens mordus. On me répondit qu'on avoit un remède infaillible contre la rage; c'étoit de couper une croix sur la tête de l'animal malade. Ainsi trois monstres: la peste, la rage plus affreuse encore, et la famine, habitent aujourd'hui cette terre jadis si fameuse par la magnificence de ses rivages, par la richesse de ses palais, et la douceur de son climat.

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Rien de plus remarquable que les petites collines que l'on rencontre en allant du côté de l'ancienne Ostie. La plupart sont entièrement couvertes de gazon, et j'avoue que je ne me doutois pas alors, que ces collines fussent des palais ou des rues, que le tems et la terre ont couverts de leur ombre.

En approchant davantage des ruines de la ville même, les murs, et des restes de forme de bâtimens percent à travers la terre, ou s'elèvent au-dessus de sa surface. La plus grande ruine qui soit hors de la terre, s'appelle la Tour-brisée. Ce sont les restes d'une maison ou d'un temple, où l'on distingue encore deux fenêtres, et une niche entre deux pour y placer une statue; car il y avoit des statues partout, et le peuple de marbre devoit presqu'égaler en nombre celui des habitans. Les fondemens de beaucoup de bâtimens et de tous les temples étoient voûtés, et le soin qu'avoient les Romains d'écarter l'humidité de leurs maisons, mériteroit d'être imité par les modernes.

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La plupart des murailles de ce que nous appelons rez-de-chaussée, ou souterrain, sont parfaitement conservées, et l'intérieur des chambres est d'une sècheresse remarquable. Là, chaque poignée de terre contient quelque fragment d'antiquité; j'y ai trouvée du verre, et des verres de vitres changés en nacre de perle du plus grand éclat, qu'un souffle dissipoit en poussière; des débris de vases, quelquefois d'une grande beauté; les amphores brisées sont ce qu'il y a de plus commun dans ces fouilles.

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Un bon observateur qui suivroit le travail des fouilles, trouveroit à faire des observations utiles sur la manière dont ces bâtimens sont enterrés. Je suis persuadé qu'une étude suivie de ce genre de mine, enseigneroit à deviner l'architecture des palais enterres, et les places où l'on pouroit espérer des richesses, c'est-à-dire des statues. Tous ces travaux faits par des esclaves, dirigés par un paysan Napolitain devenu caporal, et surveillés par quelque homme de Lettres de Rome, peu observateur, et qui ne va à Ostie que le moins possible, se font sans intelligence.

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L'énumération et la description des objets précieux de l'art, trouvés à Ostie, feroient le sujet d'un ouvrage. On y a trouvé deux têtes peintes en fresque, parfaitement conservées, ce qui prouve l'art des anciens de préserver leurs bâtimens de toute humidité. J'ai vu chez le restaurateur Franzoni, un grand nombre de divinités égyptiennes, trouvées à Ostie. L'affreux Myrtha fut trouvé à cinquante palmes sous terre; sans doute que le culte de ce Dieu de destruction se faisoit dans les ténèbres. Un énorme Priape, avec des aîles étendues, n'étoit pas la divinité la moins fêtée par ces maîtres du monde, condamnés par leurs richesses excessives, à tous les vices avilissans.

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La manière de fouiller à Ostie est à la fois couteuse et peu utile. Il faudroit employer des machines, des grues, par exemple, pour sortir les terres, qui ensuite serviroient à la culture; les tuiles payeroient une partie des frais; et il faudroit lever le plan de chaque bâtiment, et ensuite celui des villes; rien de tout cela ne se fait.

Les ruines les mieux conservées sont près du fleuve. On y distingue des collines en demi-cercle, qui semblent indiquer de grands portiques ou des magasins. Il ne paroît pas que depuis dix-sept ou vingt siècles le Tibre ait élevé ses bords dans cette partie de son rivage. Les murs bâtis sur le fleuve lui ont sans doute servi de digue. Des excavations profondes, faites près du rivage, sans y trouver de l'eau, prouvent que l'argile mêlée au sable du Tibre forme un fond impénétrable à l'humidité.

Je fis connoissance avec le caporal inspecteur des fouilles; cet homme né à Aquila dans les hautes montagnes du royaume de Naples, où la neige se conserve toute l'année sur les points les plus élevés, avoit présidé pendant trente années à toutes les fouilles qui se sont faites sur ce rivage. Cet homme plein de sens venoit au printems faire sa campagne d'Ostie, et s'en retournoit en été dans sa patrie. Je lui demandai pourquoi il préféroit cette vie de galérien à la vie saine et libre qui l'attendoit dans ses montagnes. Il me répondit, qu'obligé à payer les impôts dans un pays sans argent, il falloit, pour conserver sa propriété, en aller chercher ailleurs. C'est le cas de mille journaliers, qui viennent trouver la mort à Rome, plutôt que de faire naître l'argent chez eux par l'industrie qu'ils y feroieut fleurir. Mais les mauvaises habitudes des Etats, ne se corrigent pas mieux que celles des particuliers.

Cet homme intelligent et honnête me fit connoître mieux que personne l'immensité des mines, et des richesses de l'art enfouies sur cette côte. Il me fit voir que chaque élévation de terrain, que j'avois prise quelquefois pour de petites collines, étoit un monceau de ruines, souvent couvert par le gazon. J'eus un plaisir infini à m'entretenir avec lui. J'ai toujours senti que l'habitude de chercher l'homme sous toutes les formes étend infiniment nos jouissances sociales. L'idée étroite que l'on ne peut vivre qu'avec une seule classe d'hommes, cette sécheresse de l'âme, qui ne sait reconnoître les idées et les sentimens d'autrui que sous une seule forme, est la marque infaillible d'une âme étroite. Le fruit le plus beau de l'amour des sciences est de nous inspirer de l'intérêt pour tout ce qui en mérite, et de nous attacher par cet intérêt même à tous les hommes, à toutes les classes, et à toutes les nations.

Je m'arrêtai, pour voir la vue, sur une des ruines les plus élevées, proche du Tibre. Je vis de loin l'embouchure du fleuve, et au-delà la mer. Le cours du Tibre depuis là où j'étois, jusqu'à la mer, n'est point droit, comme il est indiqué dans les cartes, mais tortueux. Les rivages nuds sont presque sans oiseaux: cependant l'air étoit comme rempli du chant de l'alouette, de ce chant qui, des bords de la Méditerranée jusqu'à la mer glaciale, charme le voyageur, et semble remplir d'harmonie l'immensité et la solitude des Cieux.

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Il y a sur le Tibre des magasins de sel abandonnés avec les salines, et ce genre de fabrique de première nécessité, assez facile pour ne pas échapper à Ancus Martius, est échangé aujourd'hui contre le monopole d'une société de marchands qui font venir le sel de Drepani.

Les rues d'Ostie sont dessinées sur le terrain par des files de collines qui se suivent avec régularité, et sont particulièrement visibles le long du fleuve. Le gouvernement auroît dû faire lever le plan d'Ostie. Mais Rome, qui ne vit que de ruines, n'a jamais saisi l'esprit de son commerce.

A Ostie nous traversâmes le bras gauche du fleuve pour passer à l'Isle d'Apollon, appelée Isola-sacra. Pour arriver à un petit bateau de pêcheur qui devoit nous passer, il fallut descendre le bord escarpé du fleuve, et je comptai douze pas sur ce talus ferme, quoique sablone, qui conduisoit au bateau.

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Le Tibre peut avoir, à l'ancienne Ostie, la largeur du Rhin à Bâle. Il n'est pas moins rapide que le Rhin, mais il n'a pas, comme ce fleuve des Alpes, des eaux cristallines; au contraire, toujours bourbeux, il couvre le fond de son lit mystérieux, d'une nuit éternelle. II étoit profond là, ou je l'ai passé, car une rame de dix pieds de longueur n'en pouvoit atteindre le fond que très près du rivage.

Des pêcheurs nous avoient passés à l'autre bord, où j'apperçus quelques ruines enterrées, apparemment les restes d'un pont. Mais comme ce fleuve dépose sans cesse, il recouvre aussi ce qui peut se trouver sur le talus de ses bords.

L'île sacrée qui peut avoir trois quarts de lieue de large, sur une et demi de long, n'est qu'une plaine sabloneuse, mêlée d'argile, formée entièrement des dépôts du fleuve; elle appartient à un négociant de Rome, connu par sa bienfaisance et ses vertus. Pour aller à Porto il fallut la traverser dans sa plus grande largeur. Non loin du rivage nous apperçumes une misérable cabane de pécheurs, qui fut avec l'habitation du vacher, près de Porto, le seul bâtiment que nous vîmes sur toute notre route. On me dit que plus bas il y avoit encore quelques cabanes de bergers. L'île est presqu'entièrement dénuée d'arbres.

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Les habitans d'Ostie avoient consacré à Apollon cette île alors petite, mais que le fleuve agrandit sans cesse. Deux ponts sur les deux bras du fleuve la réunissoient à Ostie et à Porto, dont elle étoit sans doute comme le fauxbourg. C'étoit dans cette île sacrée que l'on fêtoit chaque cinquième année les jeux portumaux ou Appollinaires, par des combats de lutte ou de pugilat, et par des courses à pied, à cheval, en chariots à deux ou à quatre chevaux, ou en bateaux sur les eaux du fleuve. Apollon même avoit dans l'île un temple fameux.

L'archiprêtre d'Ostie, chez lequel nous avions passé la nuit, avoit pris la fièvre et avoit quitté à la hâte sa demeure empestée. Nous ne pouvions compter que sur notre panier de provisions, et nous ne savions encore où passer la nuit. Pour épargner nos vivres, nous demandâmes du lait, et ce fut un grand hazard d'en trouver sur cette côte abandonnée, comme nous eûmes occasion de le remarquer dans la suite.

Nous vîmes bientôt à l'autre bout de l'île des troupeaux de vaches, et tout auprès une maison de berger très-élevée, bâtie en rotonde sur des ruines, et un laitier arrangé dans une voute antique souterraine, probablement les restes du temple d'Apollon.

Nous entrâmes dans la maison des bergers, que nous trouvâmes en foule assis autour d'un feu fait dans le centre du bâtiment, immédiatement sous l'ouverture circulaire du toit. Ce bâtiment singulier étoit une rotonde d'environ soixante pieds de diamètre, pavée de pierres plattes prises dans les ruines du temple. Une parois circulaire de huit à neuf pieds d'élévation étoit tapissée de lits pour cinquante bergers, au-dessus de chaque lit étoient des planches pour y poser le peu d'effets des habitans de la cabane. Le toit de roseaux appuyé sur la parois étoit un cône tronqué, de quarante ou cinquante pieds d'élévation au-dessus du pavé.

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On trouve aussi un fiume morto ou ancien lit du Tibre dans l'île sacrée. Un naturaliste qui séjourneroit chez le bon Faustulus, pourroit donner l'histoire naturelle du fleuve, et peut-être enrichir la botanique de plantes rares ou nouvelles.

La cabane élevée dans l'île d'Apollon, est proche du Bac sur lequel on passe le petit bras du fleuve. Ce bras droit n'a guère plus que le tiers de la longueur du bras gauche; mais il est droit, rapide, et plus profond que le grand fleuve. L'ensablement de la grande embouchure, et l'importance toujours croissante d'un port, avoient fait bâtir Port-Trajan, qui succéda à Ostie. La petite ville de Fiumicino, bâtie à une demi-lieue au-dessous de Port-Trajan, tient à son tour la place de cette seconde ville; on pourroit l'appeler la troisième Ostie. Aujourd'hui la navigation est toute concentrée dans ce petit bras, à cause des bancs de sable du grand fleuve.

Déjà Jules César avoit formé le projet d'un port qui avoit toujours manqué à Ostie. On ne sait si ce fut Claude ou Trajan qui fit creuser le grand bassin, mais il est à croire que Trajan acheva ce que Claude avoit commencé.

L'on vend à la chaleographie de Rome un plan de Porto, mais ce plan fait à plaisir, ne me paroît mériter aucune confiance. J'y vois seulement deux ports, l'un extérieur, et l'autre intérieur. Du temps de Trajan la grandeur de l'Empire romain étoit à son comble, et les villes d'Ostie et de Porto dans toute leur splendeur. Dans une inscription trouvée au quinzième siècle, il est parlé du Forum de Porto, d'un tribunal bâti en marbre, d'un temple de Vulcain, d'un temple de Vénus, d'un autre de Cérès, d'un de la Fortune, et d'un chemin pavé. Tous ces ouvrages, dit l'inscription, avoient été faits à neuf, ou embellis ou réparés au frais de Publius Lucilius Gamala, à qui la ville de Porto sa patrie, en reconnoissance de ces bienfaits, avoit fait élever deux statues, l'une de bronze et l'autre dorée. Cette munificence étoit encore un reste de l'esprit public, elle prouve la richesse de Gamala, et la beauté de la ville. Un puits trouvé depuis peu, étoit orné de bas-reliefs représentans l'histoire de Narcisse, de la plus grande beauté; ces bas-reliefs ont fait trouver l'eau du puits, dont on se sert encore, et qui est excellente. On a trouvé à Porto une quantité de belles statues, une Pallas du plus beau style, et une Hygiène dont la description n'entre pas dans le plan de cet ouvrage.

Je n'ai vu à Porto que le port intérieur, c'est un petit lac assez profond, d'environ un quart de lieue de diamètre. Ce bassin autrefois pentagone, paroît rond, parce que les angles en sont comblés: L'entrée de ce port a été invisible pour moi, de même que la mer. Quelques ruines, et un arc assez pittoresque, peut-être les restes d'un aquéduc ou les ruines de la campagne de Messaline (on a trouvé près de l'arc environ cinq mille livres de tuyaux de plomb, avec le nom de Messaline), sont auprès du petit lac. A un quart de lieue de distance du port on voit de beaux restes d'un temple d'Hercule. Le paysage près de Porto est une solitude assez agréable, c'est une plaine immense, où quelques ruines rougeâtres s'élèvent sur un beau tapis verd. A quelque distance de Porto l'on voit les campi salini, peut-être les salines des Veïens; un demi-cercle de montagnes bleuâtres, qui semblent toutes contiguës, encadre la vaste et solitaire plaine de la campagne de Rome.

115-117

L'archiprêtre notre hôte étant devenu malade à Ostie, nous prîmes la résolution d'aller coucher au Laurentum de Pline, aujourd'hui Torre Paterno, éloigné d'Ostie de six milles, ou de deux petites lieues.

Il fallut une seconde fois traverser l'isle sacrée, où l'on nous dit qu'il y avoit encore quelques ruines, mais toutes enterrées et recouvertes de gazon.

Je quittai à regret à Ostie notre fidèle guide le bon Napolitain, qui nous procura un cheval et deux hommes armés de fusils, de bayonnettes, de sabres et de couteaux, pour nous servir de guides et d'escorte.

En sortant de la ville, nous vîmes deux femmes, les seules que nous eussions vu dans notre voyage. Les hommes mariés ne prennent pas leur femmes avec eux, dans ces lieux de famine presque exclusivement habités par des assassins refugiés dans l'asile du cardinal Albani. Une famille y mourrait plus infailliblement de faim qu'à Rome, où la mendicité est une ressource quelquefois suffisante pour vivre.

Sortis de la ville d'Ostie, l'on voit à une petite demi-lieue devant soi la magnifique forêt de pins de Castel Fusano, à droite à quelque distance la mer, à gauche le lac d'Ostie. Tout le pays entre Ostie et la forêt est une grande prairie parfaitement unie.

Le lac d'Ostie est mal indiqué sur la carte d'Ameti. Ce lac s'avance d'avantage vers le Tibre et moins vers Castel Fusano qu'il ne le fait sur la carte.

Pour nous nous prîmes à droite, ou plutôt devant nous pour passer le pont de Fossa-Papale, ou canal de décharge du grand marais, qui sépare le parc de Castel Fusano du territoire d'Ostie.


[jthb - 25-Jun-2023; the original is offered by the library of Lyon; the German version is offered by Arachne]